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Le blog de Bonnaude
29 mars 2011

Sa casquette, son rictus et son chien ont déserté la rue

C'est triste, je viens de l'apprendre en allant chercher les filles à l'école. Le village est à deux kilomètres, son école primaire est un exemple de ce qui se fait de mieux de nos jours dans la prise en charge des mômes dont on peut penser qu'ils peuvent parvenir à devenir des citoyens intéressés, ouverts, tolérants, normaux quoi. En passant devant le vénérable temple octogonal de Monoblet donc, je vois une petite table à signatures funéraire, son velours sombre, sa petite plaque de plexiglas protégeant des dernières giboulées. Ces registres de condoléances, on en voit de temps en temps au coin des maisons, des rues, sans jamais trop savoir à qui elles renvoient. Je passe en voiture et, un peu plus haut, à hauteur d'un couple de riverains âgés, j'interroge. "Excusez-moi, je ne connais pas encore tout le monde au village mais... qui est mort ?". "Eh bé, c'est M. V., celui qui vivait dans la maison de la rue, là-bas", répond le vieil homme avec l'air de celui qui, les années gagnant, ne s'offusque plus du départ de ses contemporains. Nous devisons, succinctement, au sujet de ce M. V., "celui qui partait se promener avec son chien, un border", la casquette comme marque de fabrique au-dessus du crâne...

De fait, c'était un homme au regard clair, le visage triangulaire, reconnaissable au rictus permanent qui l'accompagnait. Pas vraiment une grimace ni une contraction contrariée, juste un petit sourire en coin, signe physique d'une humeur qui domine ses émotions, même si elles devaient être pénibles. Pour moi ce rictus était la marque d'un honnête homme. La vieillesse avait jusqu'à présent peu d'emprise sur lui, jamais on ne le voyait se plaindre. Son chien, fidèle compagnon de balade quotidienne, l'emmenait souvent loin de la maison. Marcher, c'était un pan entier de sa vie de retraité. Sentir les saisons, les voir défiler, porter un regard de près comme de loin aux hommes et aux femmes de ce petit pays. Pas prolixe ni démonstratif, pépé V. était une figure discrète mais connue de tous.

Ironie du sort : ce sont justement ces balades à n'en plus finir qui lui ont coûté la vie. L'autre jour en effet, il n'y a pas plus de trois semaines, je le rencontre au village, précédé de son épouse, tous deux de retour de quelques pas, apparemment difficiles. La démarche est lente, sans l'assurance habituelle, une canne soutient la silhouette fine de l'invétéré marcheur. Je m'approche et lui demande : "Vous allez bien ? Je crois comprendre que ça n'en a pas l'air." "C'est-à-dire que j'ai fait une chute", répond le villageois dont le regard, c'est net, a perdu de son éclat tandis que le rictus s'est presque éteint. Une faille s'est ouverte dans la représentation de mon personnage. Il me raconte alors que, voilà quelques jours, du bord d'un chemin, ses genoux autrefois gaillards n'ont, pour une fois, pas répondu à l'influx nerveux qui leur ordonnait de franchir un pas pourtant bête. Le voilà qui cogne frontalement le tronc d'un jeune chêne vert. Un coup violent, le corps virevolte, plusieurs cotes sont cassées, il faut crier et gémir jusqu'à l'arrivée des secours...

Pépé V. gardait toutefois l'espoir d'aller mieux même s'il était sonné et je le croyais tout en l'y encourageant. Ce retraité, jovial chronique, regardait la vie en face, sans chichis. Parlait peu et laissait son regard faire le reste. Sa mort, à 81 ans, me rend soudain orphelin de l'homme au rictus.

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Commentaires
M
très bel hommage
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