Je sais pas vous, mais moi, j'ai un peu mal à la côtelette. Et pour tout dire, il m'est de plus en plus difficile, pour ne pas dire pénible, de me rendre devant un étal de boucher, celui des supermarchés en général mais aussi parfois, selon qu'il a ou non accès à sa responsabilité écologique, celui de l'artisan. Car dans notre civilisation carrément carnée, manger de la protéine animale est plus qu'un sport de haut niveau national. On peut parler d'obligation culturelle hexagonale.
Et les habitudes sont installées depuis longtemps, dès l'enfance : dans les restaurants scolaires de France, saviez-vous qu'il est légalement interdit de ne pas fournir, chaque jour de demi-pension, une portion d'animal cuit dans l'assiette des bambins ? Il en irait en effet de l'équilibre nutritionnel de l'enfant et de la variété alimentaire que son jeune organisme est en droit d'attendre. A moins que l'obligation relève également du soutien d'une filière un, peu, beaucoup, passionnément aux abois, dans un pays qui, faut-il le souligner, reste le champion européen de l'industrie agroalimentaire et le deuxième ou troisième au niveau mondial?
Et les producteurs de ce minerai de viande, parlons-en. Où, qui sont-ils exactement ? Et comment vivent-ils le fait d'être associés à l'image de cette malbouffe macroéconomique gérée par des requins avec ses prix au rabais et ses marges en excès ? Pour tenter de répondre, rien ne vaut cette anecdote que je rapporte il y a quelques jours de l'Aveyron, à l'occasion d'un anniversaire pique-nique dans un de ces vallons bénis de l'arrière-pays du sud-ouest de Millau. Alors que nous sommes rassemblés sous un chapiteau par un beau dimanche, je trinque avec l'un des invités. Éleveur justement. Ou plutôt engraisseur, le terme exact qu'il emploie et qui renvoie à une confrérie redoutablement organisée. Car pour fournir les rayons de la grande distribution toute l'année, il faut bien qu'en amont le marché soit tout à fait structuré.
Les agneaux, "je les nourris surtout aux antibiotiques"
Or donc, mon engraisseur (je préfère dire, mais c'est un peu long, homme bien sous tous rapports, marié, deux enfants, agréable, pratiquant l'humour avec talent, bosseur, en bref pas le profil de l'agriculteur répondant au double stéréotype de rugosité et de sécheresse intellectuelle qu'on imagine encore en ville ou, et c'est malheureusement un peu vrai, au sein des institutions de lobbying comme la FNSEA!), mon engraisseur disais-je, m'explique qu'il peut élever simultanément jusqu'à 1000 agneaux dans son entrepôt. Oui. Un millier de quadrupèdes à laine épaisse tous enfermés dans un même bâtiment, qui n'entrevoient la lueur du jour qu'au travers de plaques de verre inclinables posées en hauteur afin de faire circuler un peu d'air. L'éleveur les reçoit tout jeunes, à quatorze kilos, déposés par des rondes de gros bahuts affrétés par la coopérative départementale qui rassemble une centaine d'éleveurs adhérents et dont les conducteurs sont habitués à sinuer sur les petites routes du pays. Une fois livrés, les ovins investissent leur nouveau lieu de vie, ils seront nourris durant quatre mois pour leur faire atteindre le poids raisonnablement commercialisable de 38 à 40 kg. Pour parvenir à ces fins, deux grands silos assurent l'alimentation du bétail: maïs ensilage, herbe, foin, triticale, orge et tourteau de colza. Mais l'éleveur le dit sans détour... et sans fierté : "Je les nourris surtout aux antibiotiques. Chaque dix jours, le vétérinaire passe, sélectionne un lot que je mets en quarantaine et qu'il me demande de traiter". Traiter, ça veut dire quoi dans le jargon? "C'est un produit liquide, en bidon, je ne sais pas ce qu'il y a dedans, qu'on mélange à l'eau de l'alimentation. Après quelques jours, on relâche les bêtes dans le hangar et un autre lot vient les remplacer". C'est un fait avéré, en élevage comme en toute chose dans la vie, la surdensité est à l'origine de déséquilibres qui favorisent ici la propagation des bactéries, là la diffusion de toutes sortes de pestes. Un peu comme les poux à la maternelle ou l'impatience chronique dans les files d'attentes des supermarchés!
Allez, encore un effort et tout rentrera dans l'ordre...
Mon interlocuteur est parfaitement conscient de ce qui s'appelle une dérive, d'ailleurs pour lui-même, ses proches et un réseau de fidèles, il élève en plein air son propre lot d'agneaux de ferme, à l'ancienne, qu'on peut voir brouter peinards autour de son exploitation. Des agneaux de luxe car élevés normalement, sous la mère et sous l'ombrage des frênes et des chênes blancs, avec de l'herbe verte, profitant des grands espaces qui ne manquent pas en Aveyron. "La différence est nette, poursuit l'agriculteur: ils prennent en deux mois le poids que les autres prennent en quatre." Ces vrais agneaux permettent d'arrondir les fins de mois agricoles. Mais seulement arrondir. Car le nerf de la guerre économique reste la grande distribution via l'élevage intensif. Celui-ci génère en effet une série de micro-valeurs ajoutées qui, ajoutées les unes aux autres entre divers étages et intermédiaires, laissent de quoi rester au pays en donnant du boulot à pas mal de familles.
Je repars de l'anniversaire le cœur rempli de joie et juste ce qu'il faut de champagne, malgré la présence insistante de centaines de mouches venues en masse perturber notre déjeuner sur l'herbe -je compris d'ailleurs soudain d'où ces nuées d’insectes provenaient, suivez mon regard. Un double sentiment m'habite : d'un côté, oui il était bon et chaleureux de porter un verre à l'amitié de tous ces gens pour qui mon affection est ancienne. Mais de l'autre, je ne sais pas, une question taraude mon esprit de bricolo-écolo: ne serait-il pas plus simple de remettre des bergers sur la route de la grande histoire pastorale ? Les éleveurs d'autrefois ont façonné tant de paysages, ouvert tant de sentiers qu'une propriété forestière privée condamne désormais à la fermeture. Des éleveurs qui, en favorisant naturellement le bien-être de leurs bêtes, ont indirectement participé à réunir les hommes ? Et n'y voyons aucune nostalgie du toujours mieux avant. Aujourd'hui, une Pac (politique agricole commune) exsangue dépense des millions pour financer l'ineptie autant que les futures crises alimentaires. Elle pourrait tout à fait se permettre, pour bien moins cher, et quitte à subvenir directement à la quasi-totalité du revenu des bergers ressuscités (ce qu'elle fait déjà pour 50% du revenu des grands céréaliers), de reverdir l'Aveyron et, avec lui, l'ensemble de la ruralité européenne.